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Maître Aurélie Testu

Actions en contrefaçon de marques et forclusion par tolérance

Contrefaçon de marques : la forclusion par tolérance sanctionne l’inaction pendant cinq ans

Que se passe-t-il lorsqu’un titulaire de marque ne réagit pas face à l’usage d’une marque postérieure ? La réponse tient en un principe fondamental du droit des marques : la forclusion par tolérance. Ce mécanisme, prévu par le Code de la propriété intellectuelle et confirmé par la jurisprudence de la CJUE, prive le titulaire de tout recours en contrefaçon de marque s’il a laissé une marque concurrente être exploitée pendant plus de cinq ans sans agir.

 

I- Le cadre légal de la forclusion par tolérance dans le cadre d’une action en contrefaçon de marques

1. Le Code de la Propriété Intellectuelle

L’article L. 716-5 alinéa 4 du Code de la Propriété Intellectuelle, dans sa rédaction antérieure à la loi n°2019-486 du 22 mai 2019, disposait qu'« est irrecevable toute action en contrefaçon d’une marque postérieure enregistrée dont l’usage a été toléré pendant cinq ans, à moins que son dépôt n’ait été effectué de mauvaise foi. (…). »

Cette disposition figure désormais à l’article L. 716-4-5 du même code qui prévoit que « Est irrecevable toute action en contrefaçon introduite par le titulaire d'une marque antérieure à l'encontre d'une marque postérieure (…) ».

2. La position de la Cour de justice de l’Union européenne

La Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit que la notion de tolérance était une notion autonome du droit de l’Union et que «les conditions nécessaires pour faire courir [le] délai de forclusion, quil incombe au juge national de vérifier, sont, premièrement, lenregistrement de la marque postérieure dans l’État membre concerné, deuxièmement, le fait que le dépôt de cette marque a été effectué de bonne foi, troisièmement, lusage de la marque postérieure par le titulaire de celle-ci dans l’État membre où elle a été enregistrée et, quatrièmement, la connaissance par le titulaire de la marque antérieure de l’enregistrement de la marque postérieure et de l’usage de celle-ci après son enregistrement» (CJUE, 29 mars 2011, C-482/09 -Budejovický Budvar).

De même, la Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit que :

  • Une mise en demeure ne met pas fin à la tolérance ;
  • L’introduction d’un recours juridictionnel ne remplissant pas, en raison d’un manque de diligence de la partie requérante, les exigences du droit national, ne met pas fin à la tolérance ;
  • L’introduction d’un recours administratif ou juridictionnel avant la date d’expiration de ce délai met fin à la tolérance et empêche par conséquent la forclusion.

La Cour rappelle que «le régime de forclusion par tolérance prévu dans la législation de lUnion en matière de marques sinscrit dans lobjectif consistant à mettre en balance, dune part, les intérêts du titulaire dune marque à sauvegarder la fonction essentielle de celle-ci et, dautre part, les intérêts dautres opérateurs économiques à disposer de signes susceptibles de désigner leurs produits et services. En particulier, par linstauration dun délai de forclusion par tolérance de cinq années consécutives en connaissance de l’usage de la marque postérieure, le législateur de l’Union a voulu assurer que la protection conférée par une marque antérieure à son titulaire demeure limitée aux cas où celui-ci se montre suffisamment vigilant en s’opposant à l’utilisation par d’autres opérateurs de signes susceptibles de porter atteinte à cette marque ».

 

II- Les conditions strictes pour interrompre le délai de forclusion : l’affaire « SO’BIO ETIC »

Les sociétés Debonair Trading Internacional LDA (Debonair) et Lea Nature Services (Lea Nature) sont en conflit depuis plusieurs années.

Dans ce dossier, la société Debonair a formé des demandes en contrefaçon en raison de l’usage du signe « SO’BIO ETIC » qui porterait atteinte à sa marque de l’Union européenne « SO...? » n°000485078.

La société Lea Nature lui oppose une fin de non-recevoir fondée sur la forclusion par tolérance aux motifs que la société Debonair ne pouvait ignorer dès 2008 et au plus tard le 9 novembre 2015 l’existence et l’usage de la marque « SO’BIO ETIC »  et qu’elle n’a rien fait pour s’y opposer durant une période ininterrompue de 5 ans, de sorte que sa demande en contrefaçon formée le 9 novembre 2020 est irrecevable.

La Cour d’appel souligne que :

  • La société Lea Nature est un concurrent direct de la société Debonair et opère sur le même marché du produit cosmétique à coût modéré vendu en grande et moyenne surface, les deux sociétés participant aux mêmes salons professionnels ;
  • La société Debonair s’est, entre 2007 et 2021, opposée tant en France qu’à l’étranger à l’enregistrement de plusieurs marques constituées notamment de l’expression SO’BIO déposées par la société Lea Nature

=> la marque SO BIO étic de la société Lea Nature Services a été largement exploitée en France depuis au moins 2010, qu’elle opère sur un secteur d’activité directement concurrent de celui de la société Debonair qui a depuis 2007 été très attentive à la stratégie de dépôt des marques de la société Lea Nature Services voire à leur exploitation. En conséquence, outre que la société Debonair avait connaissance de l’enregistrement de la marque française SO BIO étic n°3529 601, elle avait également connaissance de lusage de celle-ci en France après son enregistrement au moins depuis mars 2010 ainsi que de la persistance de cet usage.

La société Debonair soutient alors ne pas être restée inactive dans la mesure où elle aurait manifesté son intention non équivoque de s’opposer à l’enregistrement et à l’usage du signe en formant opposition à l’enregistrement de la marque semi-figurative de l’Union européenne « SO' BiO etic » n°006827281 portant sur ce signe, de sorte que la société Lea Nature ne pourrait se prévaloir de la forclusion par tolérance.

Dans ces conditions la Cour d’appel a souligné que « une opposition à l’enregistrement d’une marque distincte bien que portant sur le même signe ne peut être considérée comme l’introduction d’un recours administratif avant la date d’expiration du délai de cinq ans mettant fin à la tolérance et empêchant par conséquent la forclusion ».

L’action en contrefaçon de la société demanderesse a donc été considérée comme irrecevable puisque l’usage de la marque française avait été toléré pendant cinq ans.

CA Paris, pôle 5 ch. 2, 1er mars 2024, n° 22/09363

En tant qu’avocat exerçant en droit de la propriété intellectuelle, je vous accompagne en demande comme en défense dans le cadre de vos actions en contrefaçon de marques.